18 avril 2022

PREMIER DAKAR INSIDE, Martine en Guzzi ne verra pas la mer....

Avant d’en arriver à ce fameux 26 décembre, revenons deux jours en arrière, le 24. Jour du réveillon pour la majorité des français, mais jour du bain de boue pour les pauvres inconscients qui se sont lancés dans l‘aventure du premier Dakar et qui ont suivi ce doux dingue de Thierry Sabine. Il faut dire que chacun d’entre nous, de près ou de loin, avait une relation avec Thierry. 

 

En audio par Martine Herself

Il faut rapporter cela à l’époque. Reconnaissons qu’en 1978 sans campagne de presse, sans promo ni battage médiatique, qui d’autre pouvait avoir eu vent de cette folle aventure, mis à part la poignée de fondus qui avaient déjà participé à la Croisière Verte à l’enduro du Touquet ou à l’Abidjan-Nice, ou qui avaient eu vent, par ouï dire ou par la presse spécialisée, de cette course inédite, ayant pour but de traverser l’Afrique du Nord jusqu’à Dakar, une course organisée par un ex-concurrent du 5X5, lui-même rescapé des sables du désert ? 

Ceci explique le fait que nous n’étions vraiment pas nombreux sur la liste des engagés, document  ronéotypé et parcimonieusement distribué dans le parc fermé. Nous étions à peine 250 individus all inclusive si l’on compte les membres de l‘organisation, les médecins, les mécanos, tout ça. Ce qui ne fait pas beaucoup au total. Aux vérifs on ne s’en était pas vraiment rendu compte mais quand on s’est pointés au Trocadéro, on a vu tout de suite qu‘on se connaissait tous, ou presque. En même temps, ça évite les problèmes d’ego.

Donc nous voilà en tenue de gala lol, le matin du 24 décembre au Trocadéro, dans l’indifférence totale des badauds, étant donné que les préparatifs du réveillon leur tenaient plus à cœur que ces malades en moto ou en 4X4. Je ne me souviens plus comment on a rallié Montlhéry sous la bruine verglaçante, mais au moins on avait eu droit à un bon café chaud avant de partir. On aurait dû mieux l’apprécier vu ce qui nous attendait pour les trois semaines suivantes, mais ceci est une autre histoire.

Nous voilà donc à Montlhéry devant quelques dizaines de spectateurs courageux à la présence réconfortante.

Quand je vois l’état des bagnoles qui reviennent de la spéciale je me dis qu’un Barbour bien étanche aurait été plus approprié que mon cuir Furygan tout neuf.  Trop tard pour me poser des questions, le chronométreur me fait signe, c’est mon tour. 

Et je me lance dans ce qui ressemble davantage à Dien Bien Phu après l’attaque des Viet Minhs qu’à une épreuve spéciale destinée à déterminer l’ordre de départ dans la première épreuve chrono algérienne. La piste serpente dans la forêt et se compose de deux traces totalement engorgées d’eau, deux rivières bien distinctes, et rien à faire pour savoir dans quoi on met les roues. Il faut en choisir une, je plonge dans celle de droite et l’eau me submerge aussitôt jusqu’à hauteur des genoux. Courageuse mais pas téméraire je relève les pieds et je passe comme je peux, c’est pas glorieux mais c’est efficace. Je n’ai pas gardé de souvenirs précis de ces 3 kms d’enfer boueux, mais un petit extrait de film retrouvé l’autre jour m’a rappelé à quel point j’étais à des années-lumière du style des meilleurs enduristes de l’époque. Dans ma galère je parviens à entendre les encouragements des spectateurs embusqués dans la forêt, on ne dira jamais à quel point cela fait du bien. Trois kilomètres vous dites ? Cela n’en, finit pas, je sens l’eau qui s’infiltre de partout, elle me coule dans le dos c’est une horreur, ma Guzzi guidonne dans les ornières, elle tangue et glisse come une anguille et à chaque instant je suis persuadée que je vais finir au bouillon. Bon an mal an, je finis par apercevoir enfin la bannière de fin de spéciale et, miracle, je ne suis pas tombée. On ne mettra pas mon temps au Panthéon de l’enduro c’est sûr, mais j’ai fini la spéciale et je pousse un soupir de soulagement. Voilà une bonne chose de faite.

Il ne reste plus qu’à regagner le Trocadéro, on a dû laver les bécanes pendant le parcours car sur les photos du départ, elles sont toutes rutilantes mais, là encore, j’ai pas de souvenirs. C’est une statue de boue qui regagne son home sweet home pour un réveillon bien mérité. Je le passerai en partie à vérifier mon équipement, mais c’est un peu le cas de tous les concurrents, non ?

Arrive le fameux 26 décembre. Eric (Breton) et moi, on part en taxi avec l’ami Cyril Neveu qui a dormi à l’hôtel juste à côté de chez nous et on n’échange pas un mot pendant le trajet. En réalité on n’en mène pas large. Vous noterez au passage qu’à aucun moment l’un d’entre nous n’a émis l’idée que, peut-être, on était en train de s’engager dans une folle aventure. C’est bien après, des années plus tard, que la légende s’est formée. Nous, ce jour-là, on a pris le départ de ce premier Dakar comme s’il s’agissait d’un enduro comme les autres. Un peu plus long mais un enduro quoi. C’est vous dire si on était givrés…. 

Au Trocadéro le jour se lève à peine sur une journée cotonneuse et frisquette typique du mois de décembre. Les rares passants éberlués, genre ceux qui promènent leur chien, contemplent cette drôle de caravane colorée qui se réchauffe à grands coups d’accélérateur et de claques dans le dos. Ca met bien un peu d’ambiance mais, dans l’ensemble, les gens restent indifférents à ce qui se passe devant la Tour Eiffel. Dans le parc fermé, c’est pas la foule des grands jours. Ceux qui ont la chance d’habiter en région parisienne et d’avoir une famille courageuse, sont encouragés par leurs parents, voire un ou deux amis qui ont fait le déplacement. Les autres, rien. 

Ma mère, qui a une grande habitude des assistances de rallye, fait une distrib’ générale de café et gaufres maison et tente de réconforter les plus esseulés mais, malgré ses efforts, on ressent une indifférence glaciale de la part du pékin moyen et on se sent bien seuls. Soudain, dans le brouhaha des conversations, un mégaphone retentit, c’est Thierry qui appelle ses brebis : « Messieurs à vos engins ! ». Cette fois on saute le pas. Depuis des semaines on y a pensé, on l’a rêvé, mais cette fois, ça y est, c’est parti, l’Aventure commence enfin.

Dans l’odeur des moteurs chauffant dans l’air glacial, le premier départ est donné. Pas de podium pour ce premier Dakar. C’est Thierry qui donne lui-même les départs, le nez rougi et le bonnet sur la tête, aidé par sa femme Diane, toujours souriante et on s’élance enfin, après une bonne claque dans le dos. Dès que l’on a passé le pont face à la Tour Eiffel, on se sent tout de suite seul. Le concurrent précédent est à une minute devant : une éternité. Et le suivant est encore au Trocadéro, dans la fumée des échappements. Et Brrrr il fait sacrément froid ! Le périphérique ? On n’y a pas droit. Pas plus qu’à l’autoroute d’ailleurs. Les boulevards des maréchaux ? Oui c’est bon. Vite, trouver la porte de Gentilly et rallier la nationale 7. Et là on enquille. Direction le Sud.

Les villes disparaissent rapidement dans la brume et me voilà en rase campagne, accompagnée par le seul bruit de mon moteur. Il ronronne sec c’est déjà ça. Je croise des gens, des voitures, des camions, mais pas de gens qui vont dans le Sud par la nationale 7 un 26  décembre. Bah il faut être barjot , en 1978, pour emprunter la nationale 7 pour aller à Marseille, je me dis en rigolant. Ah si seulement on pouvait prendre l’autoroute… Mais voilà, le règlement l’interdit. Si Thierry nous avait collé un contrôle de passage inopiné ce serait la disqualification. Trop bête. 

Et c’est là qu’avec le recul, je me dis que l’on a été stupides. On aurait dû penser qu’avec une si maigre organisation (deux véhicules « officiels » + deux breaks 505 pour les médecins et c’est tout !), notre ami Thierry n’avait aucun moyen de mettre en place un tel dispositif. Eh oui… Il nous a eus à l‘intox et nous on a été de bons élèves. En même temps on n’avait pas envie de prendre le moindre risque, mettez-vous à notre place. Moralité : on a été nombreux à se taper la N7 tandis que d’autres, plus fûtés ou plus retors, descendaient tranquillement par l’A7 et, du coup, bénéficiaient en bonus d’une demi-nuit de sommeil dans un vrai lit en attendant le bateau. Le sommeil est une denrée précieuse dans ce genre de course.

Donc première leçon du Dakar (mais y en aura d’autres) : pas vu, pas pris !

Cela dit, sur le parcours de la N7, dans les villes où nous ravitaillons en carburant, les gens commencent à se masser, plus nombreux au fur et à mesure que nous approchons de Marseille. Ce doit être l’effet du téléphone-arabe, et nous verrons plus loin qu’il n’a pas cessé de fonctionner tout au long de la course. Malgré les encouragements des badauds au cours des haltes, la N7 n’en finit pas de déplier ses méandres, c’est monotone et il fait de plus en plus froid. Les panneaux signalétiques se succèdent à une lenteur désespérante : Lyon, Vienne, Valence, la nuit n’en finit pas. Quand en verra-t-on la fin ?

Chaque arrêt est un véritable calvaire. Il faut d’abord se déshabiller entièrement, dossard compris, pour satisfaire aux besoins naturaux come disait Coluche et ensuite, à peine réchauffés, il faut remonter sur la bécane et replonger dans le brouillard, le froid glaçant et les camions qui roulent à tombeau ouvert. Il faut dire que nous n’avons pas prévu le coup, pour nous la descente sur Marseille n’était qu’une formalité, personne n’y a vraiment songé. Du coup nos bécanes sont équipées « spécial désert » et pas « grand froid ». Personne ou presque n’a prévu de manchons ni de protège-mains, pas de couverture pour tenir les jambes au chaud comme sur les scooters, nous sommes à la merci des intempéries et je peux vous dire qu’on déguste ! Pour ma part dès Auxerre j’ai troqué les bottes de cross contre des Moonboots plus chaudes, mais qui m’obligent à passer les vitesses à la main. J’ai les doigts complètement gelés et le cou en forme de gros glaçon. Je n’en peux plus d’avoir froid.

Arrivée enfin à Marseille d’une centaine de zombies transis et recrus de fatigue qui se jettent sur le contrôle horaire puis sur un chocolat chaud. On est tous morts de froid et épuisés.

Ensuite, il a fallu attendre le bateau, programmé pour midi mais qui appareillera beaucoup plus tard, l’embarquement n’en finissant pas. Pendant ce temps les inégalités commencent à se creuser. Les plus riches se sont partagé les quelques chambres d’hôtel situées à côté du quai, ce n’étaient pas des trois étoiles mais elles leur ont tout de même permis de dormir quelques heures… Quant aux poireaux dont je fais partie, ils se sont réchauffés comme les oiseaux, en se tenant serrés les uns contre les autres et en battant de la semelle. Ce n’était que le début des galères. Ce genre de situation se reproduira tout au long de la course et mettra en avant la formidable entraide qui se fera jour entre les concurrents les moins privilégiés.

Le Tipasa est un vieux ferry rouillé tellement rafistolé qu’on le croirait prêt à couler et pourtant, miracle, il flotte, emportant notre caravane vers l’Aventure. Mais sous quelle forme ? Autant dire qu’aucun d’entre nous n’en mène large. Les discrets restent dans leur coin et les fanfarons squattent le salon en racontant haut et fort leurs péripéties Paris-Marseille. Ce sont les mêmes qui, plus tard, au bivouac, raconteront par le menu tout ce qui leur est arrivé sur la piste. En un mot des personnalités commencent à apparaître.

Radio-rallye nous apprend aussi les premiers abandons. Comme celui de Corrinne Kopenhague à Fontainebleau, pas de chance pour elle c’est fini, comme pour quelques autres qui ne verront pas l’Afrique. 

Thierry organise un premier topo-briefing, profitant d’avoir toutes ses troupes sous la main, et nous parle du débarquement à Alger. Les nouvelles sont hyper mauvaises. Le président Boumédienne vient de mourir et l’Algérie est plongée dans un deuil national de sept jours. Le reste de son discours se perd dans un brouhaha indescriptible, personne n’a envie de se préoccuper de cet événement, on verra bien, Inch’Allah ! Et pourtant, à cet instant le premier Dakar a bel et bien frôlé la catastrophe…

Et puis, il y a le mal de mer, qui frappe 80% des passagers. Partout on croise des concurrents courant vers les rambardes, la main sur la bouche, le cœur au bord des lèvres. Ma complice Marido me désigne Micou Montange, affalé sur un sofa. Tu as vu ? souffle-t-elle il a pris la couleur des rideaux, rayés vert et jaune !

D’une façon générale, les mines sont grisâtres tandis que le Tipasa tangue de plus en plus. Les plus téméraires ou les plus affamés font une queue interminable au self où la bouffe est à l’image du bateau … Alors qu’on est en train d’attendre, on nous annonce que le deuxième service est purement et simplement annulé, car il n’y a plus assez de réserves pour nourrir tout le monde ! Voilà qui résout le problème.. Les plus prévoyants se jettent sur les quelques provisions de bouche qu’ils avaient emportées. Les autres tentent d’accéder aux véhicules où se trouvent leurs rations de survie, mais l’accès en soute est interdit. Bon tant pis, on se passera de manger. On ne le sait pas encore mais cela constitue le début d’un jeûne qui va durer pas loin de trois semaines.

Au terme de ces péripéties, épuisés par la nuit blanche sur la N7 ainsi que la nuit bruyante et mouvementée sur le Tipasa, nous apercevons enfin Alger la Blanche dans le soleil matinal. A nous l’Afrique ! La grande aventure commence.

Alger. Le quai de débarquement est désert. Les rideaux de fer des boutiques sont baissés et pas un chat dehors. La ville semble morte, frappée de plein fouet par la mort de son président. De notre côté, notre caravane colorée et enjouée ne passe pas inaperçue. Petit à petit, on voit apparaître des silhouettes émergeant des petites rues, qui se rassemblent en groupes compacts. Des Algériens, sans doute pas informés de notre arrivée, qui semblent stupéfaits que l’on ose faire un tel remue-ménage en ce moment de deuil. Les badauds commencent à nous regarder d’un sale œil et nous sentons l’hostilité qui monte à vitesse grand V. Ca ne sent pas bon.

C’est là que Thierry va démontrer tout son génie et son sens de la réactivité. Soudain, des motards de la police surgissent comme par magie et Thierry attrape le mégaphone : « Ces motards algériens vont vous escorter pendant 300 km jusqu’à Laghouat, aux portes du désert, où se fera le bivouac. Le road-book est modifié en conséquence. Exécution, pas de temps à perdre ! ». Aussitôt dit, aussitôt fait. Avant que les badauds menaçants n’aient eu le temps de dire ouf, la caravane s’ébroue et s’éclipse à toute vitesse, motards devant motards derrière. Dix minutes plus tard il n’y a plus personne. On croirait avoir rêvé que trente minutes auparavant, cent vingt autos et motos débarquaient à cet endroit précis… 

Joli tour de force de Thierry. Même si certains, tout à leur course, ne se sont aperçus de rien, on vient de frôler le gros, le très gros incident. Le Dakar a eu chaud aux fesses et l’Aventure aurait très bien pu s’arrêter là, aux portes d’Alger, voire même salement dégénérer. C’est à cela que l’on reconnaît un vrai chef.

Les 300 km vers Laghouat doivent être expédiés à un train d’enfer. Il s’agit de mettre rapidement de la distance entre notre bruyante caravane et une population surchauffée par un deuil national qu’elle voudrait voir respecté par tous.

Evidemment c’est sur cette route de montagne dangereuse (et qu’il faut avaler au plus vite) qu’Eric Breton choisit de tomber en panne, pile au moment où  la nuit tombe. La Guzzi hoquète puis s’arrête définitivement dans un grand beurp. Le Toyota d’assistance stoppe aussitôt et, du coup, moi aussi par solidarité.  Et on répare. Pendant ce temps-là, tous les autres concurrents nous doublent, je les vois filer en convoi coloré et bruyant vers Laghouat. La réparation s’éternise, on passe deux bonnes heures d’attente glacée, sur le bord de la route à flanc de montagne, avant de pouvoir enfin repartir. Mais cette fois fini le convoi et les copains, on est seuls, définitivement abandonnés. De plus avec la nuit un froid glacial nous a saisis traîtreusement et il nous reste encore deux cent kilomètres au moins jusqu’à Laghouat. Ce n’est pas très encourageant.

Le Toy est plus rapide, et il décide de partir devant pour préparer le bivouac. D’un coup, voilà les deux Guzzi n° 86 & n° 88 complètement isolées, roulant dans la nuit algérienne glacée et serpentant dans la montagne à la seule lueur de leurs phares.

La route de l’Atlas n’est pas ce que l’on peut appeler l’autoroute des vacances. Dans cet environnement assez hostile la route n’en finit pas de dérouler ses lacets et le froid pique de plus en plus, vivement que l’on arrive à Laghouat. On se surprend à rêver que l’on se glisse dans ce magnifique duvet-sarcophage qui nous a coûté un bras et de s’endormir bien au chaud. Si l’on savait ce qui nous attend….

Vers le kilomètre 300, on commence à chercher des signes de vie, un campement, des lumières, des feux. On se dit que deux cent cinquante personnes qui campent au même endroit, ça doit se voir de loin bon sang. Mais rien, on est comme sœur Anne, on ne voit que la route qui tourne et tourne dans le noir absolu, aucune lumière à l’horizon. Il fait nuit noire et on ne sait pas du tout où l’on va. Heureusement, on finit par tomber comme par miracle sur un quidam (au passage il faudra m’expliquer comment, dans les endroits les plus paumés, des bédouins surgissent d’un seul coup de nulle part sans qu’on s’y attende…) qui nous indique dans un grand geste de burnous, une ville ou du moins ce qui ressemble à une ville, là-bas, au loin en contrebas, et qui est totalement inéclairée. Heureusement qu’on a rencontré ce gars-là car sans lui, on n’avait aucune chance de la trouver ! De loin, il ne semble rien y avoir de vivant dans cet endroit.

On quitte donc la route principale et on se dirige vers ce qui ressemble à une ville morte. Il est deux heures du matin car nos mésaventures mécaniques et puis l’allure de tortue à laquelle nos pauvres phares et notre méconnaissance du terrain nous ont contraints, ont fait que le temps a passé et que nous accusons trois bonnes heures de retard sur le reste de la caravane.. Bien sûr depuis le Tipasa et, pour tout dire depuis Marseille, nous n’avons rien mangé et rien bu, et tous les deux on n’aurait rien contre un bon grog. C’est du moins ce que l’on se dit en dévalant la piste en lacets qui descend de la nationale vers la ville. Mais nous pénétrons dans un campement tous feux éteints. C’est bien notre caravane, les Range les Toyota et les motos sont bien là, mais seulement voilà, tout le monde dort à poings fermés. Fébrilement, à la lueur de nos phares on explore les véhicules un par un, à la recherche de notre Toyota et de nos précieux duvets. Un tour, deux tours, trois tours, rien à faire. Il faut nous rendre à l’évidence : le Toy est introuvable. Mais où est-il donc ? De guerre lasse, on coupe les moteurs et on commence à sautiller sur place pour nous réchauffer. C’est que ça caille : au thermomètre il fait moins deux !

Que faire ? Sur nous nous n’avons que nos cuirs (eh oui à cette époque, pas de doudounes ni de pantalons en nylon renforcés et surtout doublés…. Le cuir rien que le cuir, et ce n’est pas un matériau particulièrement chaud quand l température commence à flirter avec moins zéro…). Pas l’ombre d’une tente et surtout pas de duvet. On n’a rien de chez rien pour nous protéger et le froid pique de plus en plus. Je donnerais ma vie pour un semblant de duvet et une bonne soupe chaude, même Liebig. Mon dernier repas remonte à plus de douze heures.

Dans les voitures et les camions, tout le monde en écrase, rien à faire, on ne peut pas décemment aller toquer à leur carreau et réveiller des concurrents  épuisés en leur disant : « poussez-vous et faites-moi une petite place »…

On explore les sacoches des bécanes. Hélas on les avait vidées en prévision de ce qui s’annonçait comme une simple étape de liaison. Résultat : on étale notre seul butin, une couverture de survie en aluminium pour deux, c’est maigre. On tente de s’installer dessus mais le sol est en caillasse, on ne peut pas dire que cela soit confortable. Côté température, on mise sur la chaleur animale. Peine perdue. Au bout d’un quart d’heure j’ai les oreilles gelées, je suis obligée de remettre mon casque pour me tenir plus chaud, ce qui est très inconfortable et m’empêche de dormir… Au final, de deux à six heures du matin, pas un seul de nous deux n’a réussi à fermer l’œil. Nous n’avons fait que claquer des dents, taper des mains, nous relever, nous recoucher et tenter de nous enrouler à tour de rôle dans le mince film d’aluminium sans jamais parvenir à nous réchauffer. 

Depuis toutes ces années, chaque hiver quand le thermomètre flirte avec les températures négatives, je repense immanquablement à cette nuit de Laghouat, et je compatis envers les pauvres hères sans toit, obligés de dormir dehors par grand froid. En tous cas je viens de prendre ma première leçon. L’Aventure avec ses hauts et ses bas.

Mais revenons à Laghouat. Vers six heures le campement s’ébroue enfin et l’on nous découvre, bleus de froid, transis et hagards. Je ressemble à l’aïeule de la fée des glaces et Eric à un Viking venu des terres glacées du cercle Polaire. On n’est pas près d’oublier cette nuit là. C’est alors que j’aperçois Thierry, frais et rose, dans sa combinaison bleue sous une doudoune bien chaude. Avec un petit sourire en coin, il me glisse moqueur : « tu as une petite mine ce matin… ». Oh je le tuerais !

Mais c’est déjà le départ de la liaison vers Reggane. Vite il faut démarrer les engins, même pas le temps de quémander un café à quelqu’un, tout est déjà remballé, chienne de vie. Je grimpe sur ma Guzzi, pas le temps de m’apitoyer sur mon sort. Pourtant je me sens comme passée dans une essoreuse, des larmes de rage et de dépit brouillent ma vue mais j’ai décidé de ne pas me laisser abattre. Je viens de découvrir que dans le désert il fait froid la nuit, et alors ? Je suis plus forte que cela, je me le répète au fond de ma tête et ça finit par rentrer. On en verra d’autres.

La route jusqu’à Reggane est longue comme un dimanche de novembre, on enchaîne les kilomètres monotones en plein désert en tentant de nous distraire avec des figures improvisées sur les bécanes mais au moins on roule par petits groupes, on fait des courtes haltes, on arrive à se détendre un peu et le soleil est là pour nous chauffer le dos. Nous commençons à découvrir l’étendue des distances au cœur du désert algérien. Mille cinq cent kilomètres ainsi c’est long. Très long.

On finit par atteindre l’étape à la tombée de la nuit qui, comme toujours dans le désert, vient de débarquer sans prévenir. Reggane est une ville qu’en France on qualifierait de village mais qui, en plein désert, fait figure d’important chef-lieu. Dans le campement qui s’est improvisé aux portes de la ville, on fait enfin la jonction avec notre Toyota d’assistance. Les mécanos nous racontent qu’ils ont été moins chanceux que nous la veille au soir. Ils sont passés à deux kilomètres de Laghouat, située en contrebas de la route, et comme tous les feux du campement étaient déjà éteints, ils ont taillé la route sans rien voir et, du coup, ils ont décidé de filer directement jusqu’à Reggane… en emportant nos duvets ! Voilà ce que c’est que de rouler hors convoi.

Sur la liaison Lagouhat-Reggane, pas de pointage ni de contrôle horaire. Le seul impératif imposé par Thierry est de rallier Reggane le lendemain soir 30 décembre. Pour ce faire, il y a deux méthodes. Certains ont dormi en route, d’autres ont parcouru les 1450 km d’une seule traite, ce qui leur laisse une journée pour décompresser à Reggane et mécaniquer avant d’attaquer la piste et les choses sérieuses.

Car jusqu’ici nous n’avons fait que rouler sur le bitume. Attention n’allez pas croire qu’il s’agit d’une promenade de santé sur la Transsaharienne fraîchement inaugurée. Parfois on peut tomber sur des trous gros comme des immeubles au moment où l’on s’y attend le moins, ce qui rend cette route extrêmement dangereuse. Pour la petite histoire, ce sera l’unique fois où le rallye empruntera cette route. Aussi vite construite qu’abandonnée car mal conçue sur un terrain mouvant, elle sera mise au rencart dès l’année suivante et la piste a aussitôt repris du service pour rallier Tamanrasset.

Bref, nous n’avons fait jusqu’ici que traverser le désert sur une route bitumée, mais nous n’y avons pas encore goûté à la piste. Ces longues liaisons sont éprouvantes pour le mental. Bercés par le bruit du moteur, nous roulons sur un ruban d’asphalte désespérément plat, qui s’étire sur une étendue de dunes tellement vaste qu’elle en donne le tournis. 

Soudain, apparaît une intersection. Plus exactement une fourche, surmontée d’un panneau indicateur mentionnant : Tamanrasset  1370 km. Sacrée distance quand même… Et tout de suite après la monotonie reprend, sans le moindre point de repère, juste des dunes encore des dunes, et l’horizon, au loin, qui semble fuir à mesure que l’on s’en rapproche. Pour un peu on s’endormirait sur sa bécane tant l’étape est monotone. Mais on se dit qu’il faut bien en passer par là et prendre notre mal en patience. 

Autant dire que lorsque, par hasard, on rencontre un groupe de maisons ou quelque chose de vivant, on est contents de s’arrêter. Dans l’un des rares villages traversés, j’aperçois des motos qui font une halte. Personne que je connais, zut. Mais où donc sont passées les filles ? Pascale, Christine, Marie ? La dernière fois que j’ai vu Marido, ma complice de toujours, c’était à Laghouat. Mais, j’étais tellement abrutie par ma nuit glaciale que je n’ai pas eu le cœur à lui parler. De plus, je sais qu’elle m’en veut un peu d’avoir abandonné leur groupe féminin les Kickeuses lorsque j’ai été intégrée à l’équipe Guzzi et j’ai quelque part mauvaise conscience. Il faut que je me rabiboche avec ma camarade, elle me manque.

Seulement voilà, je n’arrive pas à la retrouver dans ce fichu désert. Pour une fois que l’expression « perdu dans le désert » se justifie, il faut que ça tombe sur moi ! Et je roule, j’enroule du câble, guettant en vain les silhouettes à l’horizon qui me joue des tours visuels, à la recherche du blouson rouge de Marido.

 Je ne la retrouverai qu’à Reggane…

Aux deux tiers de l’étape, Timimoun constitue le dernier point « habité » où l’on peut faire le plein. Par bonheur il y a aussi une poignée d’épiceries. Alimenter la bécane c’est bien mais il faut aussi penser à nourrir le corps et cela, l’organisation ne l’a pas prévu sur ce premier Dakar… Nous sommes donc obligés de nous ravitailler à la One-again, chacun pour soi. Hélas, les pauvres commerçants n’ont pas été informés de l’arrivée d’une horde d’affamés et ils n’ont pas les stocks nécessaires pour satisfaire tout le monde. Les premiers arrivés, c’est-à-dire les plus rapides ou les plus rusés, ont pillé tout ce qui se mange, boîtes de conserve et pain. Les rayonnages sont vides, il ne reste que la brillantine, le savon de Marseille, les allumettes, mais rien de comestible. Ce cas de figure se reproduira dans tous les villages algériens, nous ne trouverons plus rien à manger dans les épiceries. Fort heureusement l’Afrique noire sera plus tendre avec nos estomacs.

Du coup, à Timimoun, comme nous avons un peu de temps, nous nous rabattons sur les trois étoiles Michelin entourant la place du marché. Et on y mange quoi dans ces hauts lieux de la gastronomie ? C’qu’y a en cuisine pardi ! Eh bien c’est BON. D’abord parce que c’est simple, et aussi parce que c’est notre premier repas depuis le bateau. Il y a deux jours ! Puis nous reprenons la route, le ventre plein mais les sacoches vides de provisions. On sent que les jours qui suivent risquent d’être difficiles côté intendance.

Reggane. La ville offre le mérite de ressembler enfin à un endroit habité, c’est déjà ça. Dans cette ancienne base militaire où il ne se passe pas grand-chose, l’effervescence est totale. Les premiers arrivés ont planté leur bivouac sur la place centrale, provoquant l’arrivée des badauds, inévitable en Afrique. Autour d’un aéropage de locaux ébahis, les tentes sont déployées, les cantines déballées, les bardas éparpillés et les motos désossées. C’est un vrai Carpharnaüm, coloré bruyant et hétéroclite.

Au fil des heures on voit arriver des concurrents un peu hirsutes, déjà cradingues pour certains ce qui ne fera qu’empirer au fil des étapes et qui s’empressent d’empiler leurs impedimentae à côté des précédents. Au bout du compte, en fin de journée Reggane ressemble à un campement de Romanos.

Par ici on déploie les outils, par là on soude, là-bas on bricole, ça bidouille de partout. D’autres, plus prévoyants, mettent à sac les épiceries locales jusqu’à la dernière boîte de sardines. Dès dix heures du matin les rayons sont aussi vides es que les poches de Charlot et les pauvres concurrents qui continuent d’arriver en flux serré s‘y cassent les dents.

A la fin de la journée, un soleil rouge sorti d’un film de Terence Young éclate sur fond de ciel bleu marine. Les plus esthètes -ou les moins stressés- goûtent le spectacle. C’est un moment de grâce comme le désert sait en réserver quelquefois. En tous cas ce coucher de soleil écarlate sur Reggane est une parenthèse magique.

L’accueil des locaux est formidable. Je pense sincèrement que c’est précisément ce qui manque aux Dakar d’aujourd’hui : un contact vrai et authentique avec les populations. Les habitants de Reggane se font un plaisir d’aider – dans la mesure du possible- ces drôles de baroudeurs venus de nulle part qui, de leur côté, n’hésitent pas à échanger avec eux, bref l’instant est précieux. Il faut dire aussi que, si l’on excepte la parenthèse ratée de Laghouat, c’est notre premier campement collectif. Chacun commence à prendre ses marques.

A la tombée de la nuit, Max Meynier qui officie pour RTL transmet en direct vers la France grâce à l’immense antenne déployée chaque soir par son équipe. Grâce à lui, ô miracle, les standardistes de la station de radio peuvent appeler nos familles individuellement et transmettre nos messages. Le bruit se propage rapidement dans la caravane et se forme alors une file de concurrents soucieux de rassurer leurs proches. On glisse son petit papier avec le numéro de téléphone à appeler et le message. C’est ainsi que mes parents ont reçu ce genre de coup de fil dans la nuit : « ici le standard de RTL votre fille portant le n°88 au Paris-Dakar est à Reggane. Elle est en bonne santé et elle vous embrasse ». Formidable, non ? Mille mercis à Max !

Tout en faisant la queue devant l’antenne RTL, on peut entendre Max officier en direct, ce qui donne à peu près ceci : « Ici Max Meynier, l’émission Les Routiers sont sympas. Je vous parle en ce moment même depuis Reggane, quelque part au cœur du désert algérien, un endroit complètement paumé au milieu des sables, et j’entends en ce moment même Yves Sunhill qui est en train de rôder, en prévision de l’épreuve spéciale de demain, le moteur de son buggy engagé dans le premier rallye Paris-Alger-Dakar. » En bruit de fond on entend vrombir un moteur à l’instar des Hunaudières, qui va et qui revient, toujours à fond la caisse, le tout amplifié par le désert. C’est la magie du direct.

Max reprenait : « Ici, à Reggane, il se passe des choses. Dès demain, les concurrents vont attaquer les pistes du désert. Ils vont traverser l’Afrique et tenter d’atteindre Dakar, le 14 janvier prochain… du moins pour les plus chanceux. Au moment même où vous vous apprêtez à fêter le réveillon, moi je vis en ce moment des aventures extraordinaires. » Nul doute que les auditeurs de Max ont commencé à rêver de dunes et de sable ce soir-là. La légende était en marche.

Mais la nuit est courte. C’est la première occasion de nous raconter les émotions vécues depuis le bateau. Et puis l’idée de la piste à affronter demain nous excite et nous effraie en même temps, du coup le sommeil tarde à venir. De mon côté j’ai enfin retrouvé Marido mais elle est engluée dans les problèmes de son Range d’assistance et moi idem avec le Toy’ de l’équipe Guzzi. En fait c’est un peu le cas de tout le monde, apprendre à gérer son assistance est un sport que nous ne maîtrisons pas encore à la perfection. Cela s’apprend avec le temps, n’oublions pas que nous n’en sommes qu’au tout premier Dakar… Donc statu quo jusqu’à demain, et nous profitons de nos chers duvets. Ce sera la seule et unique fois, mais nous ne le savons pas encore.

Le lever de soleil tout aussi magique que son coucher nous surprend et, tout en grelottant car il fait moins deux comme d’habitude, nous nous apprêtons en hâte pour le départ de la spéciale. C’est qu’il s’agit de plier tout le barda en un temps record, encore un « sport national » qu’il nous reste à maîtriser… Thierry passe dans le campement avec son mégaphone : « à vos engins dans dix minutes ! » Oh là là, on range tout le mieux que l’on peut, on se presse on se bouscule, vite vite, il faut y aller ! Les plus veinards (mais qui ??) ont droit à un café mais pour la majorité, ce sera « un coup de sifflet bref au pied de l’escalier ». Nous voici regroupés à la sortie de la ville, au départ de la piste qui mène à In Salah.

Les gorges sont nouées, tout le monde est pâle des genoux et anxieux à l’idée des 250 km de sable mou qui nous attendent. Marido passe devant moi avec son numéro 44 et, comme à son habitude, elle ne peut s’empêcher de faire le pitre. Elle nous désigne l’arrière de son sac à dos d’où dépasse… une théière ! En pleine épreuve spéciale, je n’y crois pas… Sauvêtre, Schaal et Martin sont hilares, Neveu rigole jaune (l’angoisse sans doute ?), quant aux compères Desheules & vassard, ils se tordent de rire. Sacrée Marido, au moins elle sait détendre l’atmosphère. Hélas ce sera la dernière fois où je la verrai debout car, à In Salah, ce sera sur une civière…

Devant moi les concurrents s’élancent toutes les minutes et je sens d’un coup une petite boule qui monte au fond de moi et une petite voix qui me parle. Elle me dit : « mais qu’es-tu venue faire dans cette galère ? Tu étais bien au chaud chez toi, au milieu de tes chats avec ton confort et tes petite habitudes. Pourquoi as-tu quitté tout cela pour venir faire la gugusse dans le désert ? » Cette fois c’est sûr, je dois être folle à lier.

C’est enfin mon tour de partir et la petite voix ferme son clapet.

A cet instant me revient en tête une de ces petites phrases assassines de Thierry dont il a le secret. Il l’a prononcée à mon encontre six mois plus tôt, au départ de la Croisière Verte. A l’époque je découvrais à peine la moto, j’avais posé les fesses sur un deux roues à peine quinze jours auparavant. Je m’étais trouvée engagée dans cette course par le plus grand des hasards, à cause de Marc Cerneau (BP) et Jean-François Piot (Honda France) et je n’en menais pas large à l’idée de traverser la France nord-sud via les chemins de terre. Et, alors que je m’élançais dans le tout premier chemin empierré, j’ai entendu Thierry grommeler : « elle n’ira pas loin ». Une petite phrase qui n’était pas destinée à ce que je l’entende mais qui avait néanmoins piqué mon orgueil au vif, du coup j’en avais fait une affaire d’honneur. A chaque chute, à chaque bourbier, à chaque difficulté de terrain, je repensais à cette phrase et cela me permettait de trouver en moi la force de me dépasser et de surmonter l’obstacle. A la fin, si j’avais dû porter ma 125 cc  sur mes épaules je l’aurais fait tant je voulais prouver à Thierry qu’il se trompait. Vous devinez la suite ? J’ai terminé la Croisière Verte. Classée. J’avais prouvé à cette « peau de vache » de Thierry que j’étais capable de le contredire. 

Et… si cela avait marché pour la Croisière Verte, pourquoi cela ne fonctionnerait pas pour le Dakar ? Eh bien c’est très exactement ce que je me disais en prenant le départ de la spéciale Reggane-In Salah, moi qui n’avais jamais fait de moto dans le sable ! J’avais un peu les genoux qui jouaient les castagnettes mais j’étais motivée et, comme disait Rimbaud : on n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans et des tilleuls verts sur la promenade…. 

Les premiers kilomètres sont laborieux. Je m’attends à me ramasser une gamelle à chaque instant, bon sang pourquoi ma Guzzi ne veut-elle pas rouler droit ? C’est mou, c’est glissant et puis d’un coup c’est dur, je ne m’en sortirai jamais. Jamais je n’aurais imaginé que cela soit aussi difficile de piloter sur une piste. Première frayeur dans le sable mou, très mou. La 500 TT reste plantée tout droit, et moi avec. Ouf elle n’est pas tombée, c’est déjà ça. Moi oui mais ce n’est pas grave. Je redémarre, une merveille ce démarreur électrique, à cet instant j’ai une pensée émue pour Marido avec son XT 500 qui démarre au quick. Dans ce cas, c’est environ une demi-heure perdue pour le redémarrage à chaud, quelle galère.

Au fil des kilomètres, miracle, je me décontracte et je prends de l’assurance. Formidable : après avoir galéré, je prends plaisir à piloter et même à zigzaguer entre les traces. Car les voitures qui sont passées avant nous ont tracé des sillons bien profonds (au premier Dakar les classements auto & moto étaient confondus et tout le monde était mélangé, ce qui rendait la piste plus difficile pour les deux roues). 

Un village surgit, c’est le seul et unique point de repère de l’étape. Le road-book indique de prendre à droite. Eh bien, croyez-le ou pas, Pascale Geurie trouvera le moyen de se tromper de direction et prendra à gauche ! Plus tard elle me confiera en riant : « oh moi je me perdrais entre la porte de Bagnolet et la porte de Pantin, alors tu penses à Reggane… ». Bon, moi je traverse le village sans encombre, quelques habitants nous encouragent ça fait du bien et cela me confirme que je suis sur la bonne route. Plus qu’une cinquantaine de kilomètres avant l’arrivée. Finalement la piste ce n’est pas si dur que cela, il suffit de s’habituer à rouler en crabe. Ça fatigue un peu les poignets mais bon. Petit à petit je prends de l’assurance, je commence à doubler des concurrents, je n’en reviens pas. Je m’arrête même pour deux d’entre eux. D’abord Philippe Jambert avec sa BMW de route et ses garde-boues peu adaptés à la piste qui provoquent des blocages de la roue avant par accumulation de sable entre le pneu et le garde-boue. Et ce n’est que le début de son calvaire. Ensuite pour un second motard dont je ne me souviens plus du nom, qui a cassé… le verre de ses lunettes Climax ! Je lui donne ma paire de lunettes de rechange et je lui conseille de jeter ses Climax. Comment peut-on raisonnablement rouler sur la piste en portant des lunettes en verre ? Imaginez qu’il chute et qu’un éclat de verre vienne lui perforer l’œil ? Cette mésaventure incroyable prouve quel niveau de méconnaissance du terrain était le nôtre…  Et, alors que je vois quasiment le bout de la spéciale, non loin de l’arrivée à In Salah, c’est là que me vient l’idée de génie, pauvre de moi.

J’en ai assez de rouler dans les ornières creusées par les 4X4, j’en ai plein les bras et je me dis : pourquoi ne pas rouler hors-piste, à quelques mètres à peine de la piste principale, là où le sable semble tout plat tout frais, bref parfait pour mes petits bras ? Aussitôt dit aussitôt fait, je sors des ornières et me voilà sur le sable vierge. Un pur bonheur. Cela me permet d’aller plus vite sans guidonner. Hélas cela ne durera que le temps des roses. Tout ce dont je me souviens c’est d’avoir décollé sur une série de vaguelettes, une série de petites bosses. Le temps de m’apercevoir qu’elles étaient très dures, vraiment très dures, j’étais déjà en l’air et, comme je roulais trop vite, c’était la catastrophe assurée… J’ai réussi à passer la première et la deuxième sur la roue arrière mais, à la troisième, je suis retombée sur la roue avant et là, ce fut le crash.

Un soleil mémorable mes aïeux !

D’un seul coup, le temps s’est arrêté, impossible de dire combien cela a duré. Je me suis réveillée groggy, allongée sur le sable, entourée par ce silence minéral et palpable qui n’appartient qu’au désert. Là j’ai eu un flash-back. Je me suis souvenue d’un grave accident de voiture que j’avais eu autrefois et je me suis revue allongée dans l’herbe, à moitié morte. Je me suis fait la réflexion : si tu ne peux plus bouger c’est que tu vas mourir. Ça m’a fait froid dans le dos, il fallait que j’essaie de bouger. Et là, ô miracle, je pouvais bon seulement bouger mais me tenir debout. Je n’avais donc rien de bien grave, quel bonheur !

Le temps que j’avais passé inconsciente ? Je n’en avais aucune idée.

Je m’ébroue, toujours personne en vue, seul le silence me répond. Autour de moi j’aperçois les débris de ma Guzzi, le réservoir d’un côté, la fourche de l’autre, les sacoches éparpillées, quel désastre. Dans mon bel inconscient, je me dis que ce n’est pas si grave, les mécanos vont réparer tout ça ils auront toute la nuit. Dès lors je n’ai plus qu’une idée : rallier In Salah retrouver mon équipe et revenir avec eux chercher ma bécane avant d’écoper des 7 heures de pénalisation fatidiques, pour  pouvoir rester en course. Quand je vous dis inconsciente…. J’attends donc, assise sur une dune pendant un temps qui me semble infini, en réalité dix à quinze minutes pas plus, Un bruit de moteur, c’est le 4X4 de Max Meynier.

Il s’arrête, baisse sa vitre et me demande si ça va. Non, rien de cassé, juste la moto je lui réponds. Et là, j’enlève mon casque. Et je vois sa tête changer de couleur. Je ne le vois pas mais du sang rougit mon chèche. Explication : dans le choc la mentionnière de mon intégral est venue heurter mon nez, ce qui a provoqué un tout petit saignement, mais suffisant pour mettre l’ami Max en panique. Le pilote de Max, terrorisé, pensant sans doute à une fracture du crâne, décide alors de redémarrer en trombe, me laissant plantée là. J’ai le temps d’entendre  « y a une voiture qui arrive, on t’envoie du secours » puis plus rien. J’en ai longtemps voulu à Max avant de comprendre qu’il roulait avec un angoissé total, novice sur la piste, pour qui seul comptait le fait d’émettre avec RTL à l’heure H.

Me revoilà à attendre et les minutes comptent double. Enfin arrive un Campagnola dans un nuage de sable, ouf il stoppe à ma hauteur. A son bord trois hommes mais pas de couffin, ils acceptent de me faire une petite place, sur les genoux de Dominique Bertrand (je le retrouverai dix ans plus tard chez VW France, le monde est petit), et on roule jusqu’à In Salah. Je n’ai toujours qu’une obsession, retrouver ma Guzzi.

Première halte à mon assistance. Là j’explique aux mécanos qu’il faut dare-dare retourner chercher ma moto afin que je passe la ligne d’arrivée avec elle et que j’évite les sept heures de pénalité. Dans mon esprit je suis toujours dans la course, ça ne peut pas s’arrêter là. Et c’est alors que quelqu’un me dit : et pour ton bras ? tu comptes faire quoi ? Je regarde mon poignet, il a doublé de volume, incroyable ! A part dans le Campagnola où j’ai un peu dégusté, c’est vrai, je ne l’ai pas senti et je ne me suis aperçue de rien.

Changement de programme, je laisse les mécanos gérer la moto et direction l’hôpital. Qui n’a pas connu l’hôpital d’In Salah dans les années quatre vingt n’a rien vu… Il ressemble à un vieux hangar de l’aviation, avec son toit en tôle, mais certainement pas à une unité médicale digne de ce nom. Le bâtiment est perdu à l’autre bout de la ville, au fond d’un cul de sac où l’on accède par un chemin de sable. Il est minuscule, bas de plafond et chichement éclairé, ambiance glauque. 

Deux médecins ou aides-soignants (on ne sait pas) officient dans cet univers sorti tout droit d’un roman de Simenon et ils semblent totalement débordés. Et pour cause, en ce soir du 31 décembre il leur arrive des patients de partout ! De plus ces patients sont hagards, poussiéreux et même vociférants.

Dans ce qui fait office de salle d’attente mais qui ressemble en vrai à une cellule de la Santé, je découvre Alain Bard, ainsi que mon pote Dominique Martin (qui m’a fait acheter ma première XT500 ça ne s’oublie pas), qui arbore un bras en écharpe ce qui n’a pas entamé sa bonne humeur. Il détend un peu l’atmosphère, on en a sacrément besoin. Et on continue à attendre sagement pendant que nos camarades sont à la radio. La tension de l’étape étant retombée, chacun se lâche et commence à raconter ses mésaventures du jour. La salle d’attente commence à ressembler à une joyeuse cacophonie d’éclopés.

A ce moment-là un concurrent déboule dans le service et nous annonce que Marido a lourdement chuté dans la spéciale, elle aurait la jambe cassée en plusieurs endroits. L’ambiance se plombe d’un seul coup. Je n’ai plus du tout le cœur à rire, Marie est dans la tourmente.

Soudain un médecin d’origine asiatique apparaît, qui nous parle par signes et dans un anglais totalement incompréhensible. On comprend : c’est l’heure de la radio. Dans les rangs la débandade est totale 

Et chacun se fait des politesses de peur de passer en premier. Du coup le toubib s’énerve et regarde Bard en disant : « you ». Alain obtempère et le suit, la tête basse, non sans un dernier regard vers nous : on se croirait dans un film de Cayatte ! Ils disparaissent et le silence s’installe. Pas pour longtemps. De l’autre côté de la cloison nous parviennent des gémissements et des cris de douleur. Les visages des éclopés pâlissent : les radios à In Salah, ça n’a pas l’air très cool. Mais déjà Bard sort, couleur lavabo. C’est au tour de Dominique Martin et dès qu’il est entré on entend ses hurlements : « N’appuyez pas. Ca fait mal bon dieu » Dans la salle d’attente on n’en mène pas large….

Au moment où je vais me débiner, une infirmière moustachue surgie de nulle part m’apostrophe : « à vous ». J’entre mais je donnerais n’importe quoi pour me trouver ailleurs. Finalement, après une radio plus que laborieuse, on me diagnostique une simple fracture au poignet, c’est juste la tête de l’os, pas besoin d’opérer, ce dont je me félicite. J’ai eu chaud. Pour peaufiner le tout j’ai aussi les ligaments du genou gauche arrachés. Je m’en sors avec un plâtre au poignet droit et un énorme bandage au genou. Pour le look c’est pas tip-top mais bon.

Le poignet fracturé ? C’est à cet instant là que je réalise enfin que le Dakar c’est fini pour moi. Ce que mon équipe savait depuis des heures et que je refusais d’admettre…Rassurez-vous j’irai quand même jusqu’à Dakar mais en Toyota BJ puis en Range Rover ce qui me vaudra un autre paquet d’anecdotes que je vous raconterai une autre fois.

Merci à Martine Renier pour ce récit, revu et remanié par rapport à sa première parution sur Dakardandan. Et aussi pour l'avoir enregistrée...

Merci aussi à JEFF ( Dakardantan) pour les photos. 

https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/caa7801930201/concurrentes-du-paris-dakar

 

 

 

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